Sans Soleil
Le Mouvement
SANS SOLEIL - Chris Marker
Merci à Mr FB. pour le DVD ! Sans Soleil est le deuxième film de Chris Marker que je découvre, après l'extraordinaire Jetée, travail de montage d'images et de sons inclassable. Sans Soleil est tout autant un ovni qui, derrière sa complexité et richesse visuelles et sonores, tisse un réseau de thèmes et de réflexions poétiques et philosophiques sur l'homme, la société, le regard, la culture.
Sans Soleil est avant tout un film de montage. Proche des travaux de Resnais ou de Resnais et Marker dans les années 1950 (Guernica ; Nuit et Brouillard ; Les statues meurent aussi), Sans Soleil s'appuie sur un texte très littéraire, à savoir une série de lettres envoyées par un cameraman fictif, Sandor Krasna, durant son voyage dans deux parties du globe, la Guinée-Bissau et la présence imposante du Japon. Par ces lettres lues par Florence Delay s'exprime le regard de Marker sur les sociétés qu'il observe, doublement affirmé par les images mises sur cette voix. Il se joue toujours la relation complexe entre la voix-off, le texte et son contenu ; et l'image à l'écran, qui traduit d'une autre manière ce contenu. Mais est-ce l'image qui dicte plus la voix que la voix qui mène le montage de ces images ? Les deux semblent indissociables, montrant l'importance chez Marker (comme chez Resnais) de la forme autant que du fond ; de l'image en tant qu'émotion esthétique ou information visuelle ; d'un contenu théorique ou poétique ; chacune s'appuyant sur une complémentarité du ressenti et de la réflexion.
L’image est là pour témoigner. Sans Soleil est une fois de plus une œuvre manifeste qui affirme la position de Marker vis-à-vis du cinéma, vis-à-vis de l’utilité de l’image et du film, preuve incontestable des réalités du passé, moyen de capturer et de figer à jamais l’instant fugitif, et ainsi de contrecarrer le pouvoir du temps. L’image comme mémoire, comme témoin de ces civilisations dont il filme les pratiques. « Comment font pour se souvenir les personnes qui n’utilisent ni caméras ni appareils photos face à ce qu’ils observent ? » déclare la jeune femme dans l’une des lettres. Marker pose la question de l’image qui marque (tout comme son pseudonyme) les esprits et permet à notre mémoire de s’organiser, aux souvenirs de subsister, de survivre. Ce n'est pas par hasard que Marker insère au milieu du film les images du retour sidérant sur les lieux de tournage de Vertigo, l'une de ses références (notamment avec La Jetée, qui s'inspire de l'obsession de l'image qui s'exerce dans le film d'Hitchcock). Vertigo, film sur la quête du passé, sur la quête d'un souvenir particulier, thème qui se retrouve à travers toute la composition de Sans Soleil. La caméra revisite les vestiges d'une histoire qui était elle-même dans cette même recherche du vestige.
Marquer un moment, poser sa caméra au bon moment, au bon endroit, saisir l'insaisissable. Sans soleil est aussi une tentative de poser un regard neuf et attentif, voyeur même, volant des instants d'intimité de nombreuses personnes, mettant à nu les failles des sociétés ou tentant de rencontrer ceux qu'il observe, d'établir un contact. Ainsi, Marker crée une très belle rencontre avec le regard des femmes du marché, souvent réfugiées derrière leurs foulards et intimidées, exaspérées par la caméra avide. Il réussit à obtenir un regard fugitif, intense, unique et inoubliable au milieu de toute une foule d'anonymes.
Sans Soleil tient presque du journal par moments, du carnet de bord où s’accumulent les observations, les réflexions et les notes. Il en résulte cet aspect très diversifié, très riche et surtout très complexe. Le cinéaste y mêle des images issues d'autres films ou des documents d'archives ; brasse des histoires d'anonymes avec ses propres thèmes. Pourtant, Marker, tout comme Resnais, réussit, par le montage, à garder une cohérence et une continuité de mouvement, créant cette unité insoluble qu’est Sans Soleil. Certaines séquences rapprochent par exemple les défilés traditionnelles au Japon avec les rituels africains, jouant sur une contiguïté symétrique du cadre et de la composition des images filmées. On retrouve des échos, des rimes visuelles de lieu à lieu, de temps à temps. Le chat, animal fétiche de Marker, sillonne toutes les rues traversées et constitue un des liants du film. Les références sont multiples, qu'elles soient littéraires, philosophiques, musicales, artistiques, et cinématographiques.
Le titre mystérieux du film pose peut-être la question du guide, du trajet, du destin de l’homme. Marker observe beaucoup les croyances et les rites des deux sociétés en parallèle, différents mais pourtant similaires par cette même foi, cette même recherche du sens. Il y a des aspects très philosophiques dans le travail de Marker, et notamment dans ce texte récité par la voix légèrement âpre de Florence Delay, qui traite en filigrane des observations et de sentiments confessés de nombreuses questions existentielles. Par exemple, l'auteur des lettres est à la fois choqué et émerveillé par l'excentricité absurde dans laquelle s'élise la société japonaise. Derrière la vision risible car grotesque des musées pornographiques filmés par Marker se cache la frustration d'une population étouffée sous ses traditions et sa pudeur, tiraillée entre ses pulsions et son souci du respect. Plus loin encore, l'image mystérieuse de départ, qui clôt aussi le film, trahit une frustration personnelle et toute humaine, sorte d'élégie, une sorte de tentative de rattraper l'instant, peut-être l'enfance dorée, ensoleillée, mais s'éloignant, incarnée par ces trois enfants blonds qui gardent leurs distances.
Sans Soleil est aussi une réflexion sur l’impact de l’image. Marker crée des impressions visuelles et sonores nouvelles et quasi surréalistes, notamment par le biais des nouvelles technologies. Il est fasciné par le magma sonore et visuel des diverses machines au Japon, qui transforment le paysage urbain en une mosaïque riche de nouveaux sons, couleurs et lumières. Les images de guerre transformées par un de ses amis japonais, deviennent comme incandescentes, comme chauffées par le soleil, brulées par le soleil. Les contours s’estompent, les masses des corps se font lourdes, le mouvement dans l’image s’allonge et dessine des formes mouvantes novatrices, inconnues à l’œil. Une nouvelle forme de mouvement et de vivacité, voilà ce qui constitue l’image révolutionnaire de Sans Soleil.